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Lucien Dällenbach «Intertexte et autotexte»

以下は Lucien Dällenbach «Intertexte et autotexte» (Poetique: Revue de Theorie et d'Analyse Litteraires27 (27) p.282)の無断複製。 JSTOR に上がっていなかったので、勝手に載せることにした。

本論文は間テクスト性(intertextualité)を3つに分類している。すなわち

  • intertextualité générale(一般的)
  • intertextualité restreinte(制限的)
  • intertextualité autarcique(自己内部的) = autotextualité(自己的)

である。

制限的な間テクスト性は同著者によるテクスト群を、自己的な間テクスト性は通時的に変化する同テクスト群を指す。

A défaut d'exploiter toujours des couples paradigmatiques — implicite vs expli-cite, centré vs non centré, direct vs indirect — dont la mise en jeu nous parait présupposée par l'élaboration d'une véritable typologie intertextuelle, les théoriciens distinguent communément entre une intertextualité interne et une intertex-tualité externe. Sans contester le bien-fondé d'une telle distinction, force est bien de remarquer que la ligne de partage est tracée diversement selon les cas et que ces fluctuations ne sont pas sans incidence sur la délimitation de l'objet théorique conçu et signifié sous le nom d'intertextualité.

I. INTERTEXTE ET AUTOTEXTE

Pour n'en donner qu'un exemple, relisons dans cette perspective deux textes de Jean Ricardou. Dans l'étude présentée au colloque Claude Simon de Cerisy la-Salle (1974), une discrimination est établie entre intertextualité générale (rapports intertextuels entre textes d'auteurs différents) et intertextualité restreinte (rapports intertextuels entre textes du même auteur1). Or cette démarcation n'est pas superposable à celle que propose Pour une théorie du nouveau roman (1971) où, soucieux de mettre en cause l'unité d'une œuvre et la notion corrélative d'Auteur, Ricardou en arrivait fort logiquement à distinguer entre une inter-textualite externe entendue comme rapport d'un texte à un autre texte et un intertextualité interne comprise comme rapport d'un texte à lui-même ?

    1. Four une thore dl oveau Tomar, Paris, Ed. du Seuil, 1971, s. 162

Il n'entre pas dans nos intentions d'harmoniser deux systèmes qui, sans doua ne peuvent exister que concurremment. Mais à comparer les domaines respectils qu'ils recouvrent, on observe que du point de vue de l'extension du concept, le premier en date fait à l'intertextualité une part plus belle que le second et que, par suite, le seul moyen d'éviter que le passage de l'un à l'autre ne se solde par une restriction de champ serait de reconnaître l'existence, à côté de l'intertextualité générale et de l'intertextualité restreinte, d'une intertextualité autarcique, Afin de mettre l'accent sur son originalité propre et de ne pas heurter par un nouveau predicat des habitudes lexicales bien ancrées, nous proposons, dans le sillage do Gérard Genette, de nommer cette intertextualité autarcique autotextualité.

Circonsorit par 1'ensembleu es specine pas lim tipicain de de lu coures le cour de la totequel pe detait autoteste o mute lice riou de dein coustes de crieres. Dà orc que tou partie sous sa dimension ital ication interne entendu strictement) ou référentielle (celle de la fiction), l'on obtient en effet la grille suivante :

Pour rudimentaire qu'elle soit, cette mise en tableau suffit à faire concevoir la diversité et l'ampleur des problèmes auxquels le terme d'autotextualité peut à la fois servir d'emblème et de commun dénominateur. On comprendra donc que les pages qui suivent ne visent qu'à esquisser les premières approches d'un autotexte particulier : la mise en abyme.

II. LE RÉSUMÉ AUTOTEXTUEL OU MISE EN ABYME

Conformément à la leçon de Gide que nous prenons ici au pied de la lettre, nous entendrons par ce vocable le redoublement spéculaire, « à l'échelle des personnages », du « sujet même » d'un récit 3. C'est dire que dans notre terminologie, le concept de mise en abyme désigne un énoncé sui generis dont la condition d'émergence est fixée par deux déterminations minimales : 1° sa capacité réflexive qui le voue à fonctionner sur deux niveaux : celui du récit où il continue de signifier comme tout autre énoncé; celui de la réflexion où il intervient comme élément d'une méta-signification permettant à l'histoire narrée de se prendre analogique-ment pour thème; 2° son caractère die crique du mla mese tique +. Dans cos condi. tions, rien n'empêche, on le voit, de considérer la mise en abyme comme une citation de contenu ou un résumé intratextuel. En tant qu'elle condense ou cite la matière d'un récit, elle constitue un énoncé qui réfère à un autre énoncé -- et donc un trait du code métalinguistique; en tant qu'elle est partie intégrante de la fiction qu'elle résume, elle se fait en elle l'instrument d'un retour et donne lieu, par conséquent, à une répétition interne. en'y a donc pas à s'étonner que la fonction narrative de toute mise en abyme se caractérise fondamentalement par un cumul des propriétés ordinaires de l'itération et de l'énoncé au second degré, à savoir l'aptitude de doter l'œuvre d'une structure forte, d'en mieux assurer la signifiance, de la faire dialoguer avec elle-même et de la pourvoir d'un appareil d'auto-interprétation.

On ne saurait pourtant en rester à ces généralités sous prétexte que ce mode d'intervention s'observe partout et toujours. Car s'il est vrai que la mise en abyme devrait cesser d'être elle-même pour en prescrire une autre, il ne l'est pas moins que la force d'impact et les effets secondaires de cette intervention varient selon le degré d'analogie entre énoncé réflexif et énoncé réfléchi d'une part (paramètre de sanction paradigmatique), selon la position de la mise en abyme dans la chaine narrative d'autre part (paramètre d'obédience syntagmatique).

III. COMPRESSION ET DILATATION SÉMANTIQUE

Si le premier paramètre influe de manière décisive sur le fonctionnement d la mise en abyme, c'est que le passage de l'histoire narrée à sa réflexion implique deux opérations distinctes du point de vue d'une logique des transformations une réduction (ou structuration par enchâssement); une élaboration du paradigme de référence (ou structuration par projection sur l'axe syntagmatique d'on « équivalent » métaphorique).

Admis le fait que cette dernière peut s'effectuer par analogie ou contraste plus ou moins nets, l'on reconnaîtra qu'entre la reproduction quasi mimétique et la libre transposition existe tout un éventail de possibilités dont chacune emporte une manière différente de faire le jeu du récit.

Ainsi, lorsque la mise en abyme se borne, par une manière d'homothétie. à reproduire la fiction à une autre échelle, elle ne se distingue en rien du morele réduit dont Lévi-Strauss analyse les vertus dans un chapitre célèbre de la Pensez sauvage. Simplifiant la complexité de l'original, la réplique fictionnelle convertit le temps en espace, transforme la successivité en contemporanéité et, par là même, accroît notre pouvoir de com-prendre. Aussi Gide n'avait-il pas tort de remarquer que « rien ne l'éclaire mieux [l'œuvre] et n'établit plus sûrement toutes les proportions de l'ensemble 5 ».

La question est néanmoins de savoir si elle n'acquiert pas ce pouvoir d'information à un prix plus considérable que la seule renonciation aux dimensions du modele. Pour peu qu'on la pose dans les termes de la théorie de la communication, l'on dira qu'une reproduction aussi scrupuleuse que possible a pour efiet d'amplifier massivement la redondance de l'œuvre. Or, le contenu d'information d'un message et sa redondance étant, comme on sait, en raison inverse l'un de l'autre, il s'en suit que la mise en abyme reproductrice, du seul fait qu'elle permet la fermeture et la codification maximales du récit, en diminue d'autant les virtuali-tés sémantiques. Une lecture isotope, n'est-ce pas là trop chèrement payer une mise en abyme? Quand cela serait, deux types de récits ne reculent pas devant la dépense : ceux qui visent coûte que coûte a l'univocité de leur message; ceux qui entendent s'affirmer comme récits et a cette fin exploitent la vérité qui veut que « vie » et répétition soient perçues comme contradictoires 6. En tant que second signe en effet, la mise en abyme ne met pas seulement en relief les intentions signi-fiantes du premier (le récit qui la comporte); elle manifeste qu'il (n') est lui aussi (qu') un signe et proclame tel n'importe quel trope — mais avec une puissance décuplée par sa taille : Je suis littérature, moi et le récit qui m'enchâsse.

Quant aux réflexions — de loin les plus nombreuses — qui ressentent la fidé-lité comme une entrave, elles gagneront, plutôt qu'au modèle réduit, à être com-parées aux figures que la psychanalyse freudienne appelle les processus primaires puisqu'elles procèdent d'une condensation et d'un déplacement qui ne sont pas sans rapport avec le travail du rêve. Résultat d'un transcodage qui la rend origi-nale, la mise en abyme se préoccupe moins cette fois de porter un coup décisif à l'illusion référentielle que de se muer en embrayeur d'isotopie(s) et de réaliser ainsi une pluralisation du sens. Grâce à elle, la redondance s'atténue; le récit devient informant et ouvert — et surtout il accepte après lui avoir imposé sa ver-sion que son analogon, en retour, lui surimpose la sienne.

De cette « réaction » sémantique, l'Ane d'or d'Apulée est un témoin idéal. Car comment le lirions-nous si nous ne disposions du « Conte d'Amour et de Psyché » des livres IV, V et VI? De la manière dont nous avons lu d'abord les livres I, II et III : comme une espèce de roman picaresque où le merveilleux et le scabreux tiennent leur part, mais jamais, convenons-en, comme un récit mystagogique. C'est justement qu'il incombe au récit second de complexifier cette première lecture en déclenchant une seconde isotopie (religieuse) qui non seulement pré-pare, à longue portée, l'épiphanie d'Isis du célèbre chapitre xI, mais aussi se super-pose à la première (celle de l'aventure) pour l'infléchir dans un sens initiatique. Sitôt contaminés par l'expérience parallèle de Psyché, les avatars de Lucius ne peuvent que se lire — se relire en ce qui concerne les Livres précédant la mise en abyme — comme autant d'épreuves d'un être promis, après un temps d'aliénation et d'errances, au salut dispensé par la Divinité maîtresse des métamorphoses. Sans l'intervention de la mise en abyme, le roman ne fût point parvenu à virer les événements qu'il narre au code de la rédemption.

C'est un ofice semblable qu'elle exerce dans l'Homme qui rit. Bien qu'il n'avoue sa dette qu'à l'égard de Shakespeare, ce roman de Hugo n'aurait-il pas celui d'Apulée dans son intertexte? Formant charnière entre les deux parties qu'il comporte, la représentation intitulée « Chaos Vaincu » se présente, à l'instar du conte de l'Ane d'or, comme un « interlude » structurel sans doute — mais aussi sémantique puisque le sens dont elle est porteuse reflue sur le début du récit, en prépare le dénouement, et confère à l'ensemble de l'œuvre une portée initiatique.

Si elle n'était trop longue pour être reproduite ici, la description de ce spectacle hors pair nous mettrait en présence d'une allégorie célébrant l'érection de 1'Hu-main au travers de la victoire remportée par la lumière sur les ténèbres, le triomphe de l'esprit sur la matière brute, la domination du chaos par les forces spiri-turelles. Aussi « l'œuvre dans l'œuvre » est-elle à nouveau ici ce qui invite à interpréter le destin du protagoniste comme une descente aux Enfers et une transmutation salvifique. Mais elle fait plus encore : liturgie cosmique célébrée en plein cœur du texte, elle étend son pouvoir d'irradiation à tout le roman qu'elle sacralise et détemporalise jusqu'à en faire une geste située in illo tempore.

Ajoutés aux considérations qui les précèdent, pareils exemples suffisent à nous avertir qu'à l'égard de leur dimension paradigmatique, les mises en abyme semblent pouvoir, comme les synecdoques, se départager en deux groupes : particularisantes (modèles réduits), elles compriment et restreignent la signification de la fiction; généralisantes (transpositions), elles font subir au contexte une expansion sémantique dont celui-ci n'eût pas été capable par lui-même. Rachetant leur infériorité de taille par leur pouvoir d'investir des sens, ces dernières nous placent en effet devant ce paradoxe : microcosmes de la fiction, elles se surim-posent, sémantiquement, au macrocosme qui les contient, le débordent et, d'une certaine manière, finissent par l'englober à son tour.

Telle émancipation n'est certes possible que compte tenu de certains choix génériques. Ainsi, il nous paraît révélateur que ce ne soit pas une nouvelle ou quelque doublure empreinte d'un trop fort schématisme qui assure la réflexion dans les deux œuvres brièvement évoquées ci-dessus, — mais un conte ou un mythe. Actualisable par tout un chacun, le conte se prête à transmettre une universelle leçon. Quant au mythe, fût-il attiré dans l'orbite de l'allégorie, il ne perd jamais tout à fait ses caractères originels : « symbole développé en forme de récit », il « donne à penser ®» et irréalise au profit d'un Signifié inépuisable la teneur de l'histoire.

IV. EFFETS DE DISTRIBUTION

Transversale à la première, l'autre variable commande le fonctionnement des mises en abyme au gré de leur placement sur l'axe des contiguités. Comment et à quelles fins narratives, c'est ce que nous tenterons de porter au jour apres avoir reconnu :

  1. qu'un texte peut intégrer une mise en abyme a) en la présentant une seule fois et « en bloc »; b) en la morcelant en sorte qu'elle alterne avec le récit qui l'enchâsse; c) en la soumettant à diverses occurrences;
  2. que les réflexions comprises sous a) permettent d'articuler plus nettement nomie générale du récit; que les autres le problème des incidences de la composante position elle sur l'éco-
  3. que ce problème se pose et se résout essentiellement en termes de temporalité narrative.

Pour que ce dernier point acquière son statut d'évidence, bornons-nous à marquer que toute « histoire dans l'histoire », en tant que réflexive, est nécessairement conduite à contester le déroulement chronologique en tant que segment narratif. Car comment s'y conformerait-elle tout à fait sans perdre ses prérogatives? Empe-chée de par ses dimensions de marcher au même rythme que le récit, la seule possibilité qu'elle ait de l'équivaloir est d'en contracter la durée et d'offrir en un espace restreint la matière de tout un livre. Or, telle contraction ne va pas, répé-tons-le, sans mettre en cause l'ordre chronologique lui-même : incapable de dire la même chose en même temps qu'elle, l'analogon de la fiction, en le disant ailleurs, le dit à contretemps et sabote par là même l'avancée successive du récit.

Demandons-nous toutefois si ce résultat n'est pas susceptible d'une élaboration plus précise. Pour être en mesure de qualifier la forme d'anachronie que représente toute mise en abyme, ne suffirait-il pas de prendre en considération la place occupée par la réduplication dans la chaîne narrative? Sans aucun doute. En bonne logique, l'on distinguera donc trois espèces de mises en abyme correspondant à trois modes de discordance entre les deux temps : la première, prospective réfléchit avant terme l'histoire à venir; la deuxième, rétrospective, réfléchit après coup l'histoire accomplie; la troisième, rétro-prospective, réfléchit l'histoire en découvrant les événements antérieurs et les événements postérieurs à son point d'ancrage dans le récit.

Illustrer chacune de ces mises en abyme par des exemples appropriés conduira certainement à les mieux mettre en lumière et, sans doute, à rendre compte du nombre plus ou moins élevé de leurs occurrences puisqu'un rapide sondage fait apparaître que l'implantation des redoublements spéculaires est faible au début, négligeable à la fin, mais très forte au milieu du récit.

1. La « boucle programmatique »

Pré-posée à l'ouverture de ce récit, la mise en abyme prospective « double » la fiction afin de la prendre de vitesse et de ne lui laisser pour avenir que son passé. Faire retour sur ce reflet antérieur et le soumettre à une catalyse, tenir le programme qui l'annonce et en détailler les matières, telle est la marge de manœuvre qui lui est consentie. Si celle-ci est étroite, c'est que le récit a d'emblée engagé son sort : en tolérant qu'un signe avant-coureur le dévoile tout entier, ne se condamnait-il pas à obéir à ses directives? Toutefois, il faut voir que cette fonction révélatrice et matricielle en emporte d'autres avec elle. Pour nous en tenir à la plus importante, rappelons qu'en exposant la fiction en raccourci, la réflexion rassemble des épisodes et des traits épars dont la perception quasi simultanée, au seuil du livre, n'est pas sans influer sur son mode de déchiffrement : averti d'un parcours dont il a une connaissance synthétique, le lecteur sait au-devant de quoi il va et peut sans hésitation imposer des scansions à son itinéraire, reconnaître des temps forts dans sa marche, rester maître de son avancée. Relevons en outre qu'en la programmant de manière aussi impérieuse, la mise en abyme liminaire prive la fiction de tout intérêt anecdotique — à moins qu'elle ne la charge au contraire de tension et n'exacerbe, par degrés, l'attente du lecteur.

Qu'elle y réussisse jusqu'à l'exaspération, il n'est pour s'en convaincre que de se rapporter au Zauberschloss de Tieck ou aux Dix Petits Negres d'Agatha Christie. Mais comme les ressorts de la nouvelle fantastique ou du roman policier ne sont pas ceux du roman, celui-ci, en général, veille à ce que les signes prémonitoires portent sur l'essentiel et rendent d'emblée possible une seconde lecture — mais en évitant qu'ils se puissent entendre de manière trop limpide. Dans la règle, le brouillage s'opère par recours à un lyrisme de circonstance, dédoublement de présages qui paraissent se neutraliser l'un l'autre, démenti explicite opposé à la venue du signe prophétique, commentaires en porte à faux de certains personnages, « bruit», enfin, réalisé par la compréhension des principaux intéressés. Toutefois, le début d'Une vie de Maupassant montre que la méprise n'est pas ici une gêne bien considérable pour le décodeur : le « bruit » a beau l'assourdir, il n'empêche nullement la communication de passer.

t 2. La « coda »

Si la mise en abyme inaugurale dit tout avant que la fiction n'ait véritablement pris son départ, la mise en abyme terminale n'a plus rien à dire hormis la répétition de ce qui est déjà su. Comment, dès lors, dissimuler qu'elle agit à retarde-ment? S'il lui est possible de masquer sa trop sensible redondance par une transposition maximale, encore lui faut-il se conformer au code du vraisemblable en vigueur jusqu'à elle. Lourde contrainte, qui n'autorise, semble-t-il, qu'une solution : « décoller » et universaliser le sens du récit. Recourra-t-elle, pour ce faire, au conte ou au mythe? L'un et l'autre seraient utilisables s'ils ne risquaient en leur qualité de récits de relancer la fiction. Au moment où celle-ci aspire au repos, il paraît plus opportun de pactiser thématiquement avec le symbole ou avec la musique quand le récit le permet. Alors que celle-ci confine à l'indicible et se prête d'elle-même aux fins suspensives 10, celui-là apparaît prédestiné à terminer sans conclure : existant sur le mode vertical, il possède la concentration dont le récit est en quête; faisant signe vers une profondeur insondable, il lui offre un point d'orgue; motivé et non arbitraire, il en couvre la faible motivation narrative.

Ainsi, dans un passage très significatif de Rome de Zola, c'est à une progressive catholicisation du sens que l'on assiste grâce à la description d'un tableau symbolique : l'exclue en larmes qui représente aux yeux du protagoniste « tour un symbole de son échec à Rome » ne lui renvoie-t-elle pas «l'image de tout l'effort inutile pour forcer la porte de la vérité, de tout l'abandon affreux où l'homme tombe, dès qu'il se heurte au mur qui barre l'inconnu? »

Le point d'interrogation suspensif, le lexique abstrait (généralisant ou indéter-minisant), l'article défini qui relaie l'adjectif possessif, le substantif générique qui se substitue au nom de personne, autant de preuves que la destinée singulière d'un être et d'un récit, dès qu'elle est prise dans l'ordre du symbole, ne peut qu'irradier et devenir l'index d'une signification universelle.

Notons d'ailleurs que cette généralisation sémantique se répète quelques pages plus loin où, relayant son personnage, c'est l'auteur associé aux lecteurs de son temps qui reconnaît cette fois dans l'image évocatrice une préfiguration de leur siècle avant d'y déceler, intemporelle, l'expression même du Siècle :

Il défaillait, il était débordé par une admiration croissante, à mesure qu'il pénétrait dans ce sujet si simple et si poignant. Est-ce que cela n'était pas d'un modernisme aigu? L'artiste avait prévu tout notre siècle douloureux, nos inquiétudes devant l'invisible, notre détresse de ne pouvoir franchir la porte du mystère, à jamais close. Et quel symbole éternel de la misère du monde, cette femme dont on ne voyait pas le visage et qui sanglotait éperdument, sans qu'on pût essuyer ses larmes! Un Botticelli inconnu, un Botticelli de cette qualité absent de tous les catalogues, quelle trouvaille 12!

Trouvaille au premier chef narrative, enthousiasme destiné à cautionner la description, paraphrase visant à réduire l'opacité du symbole, ce n'est pas tant ici ce qu'il faut mettre en évidence. Plus digne de remarque nous paraît être le fait que Zola se comporte comme s'il hésitait entre deux solutions : décrire une image symbolique et, par refus de l'expliciter, se priver d'une réflexion circonstanciée; transcrire les sens qu'elle ouvre et, de cette manière, l'indexer au récit. Or pareille hésitation ne manifeste-t-elle pas la difficulté qu'a tout récit de négocier convenablement une mise en abyme terminale? En paraphrasant le symbole, il l'affaiblit et retrouve l'écueil de la redondance; en s'abstenant de le traduire, il accepte d'être finalisé par lui et de se porter en direction de ce qui le dépasse. Mais se transcender de la sorte, n'est-ce pas avouer qu'auparavant, il n'était pas à la hauteur?

3. Le pivot

Quoi qu'il en soit de ce péril, les remarques qui précèdent ont fait apparaître avec assez d'évidence les défauts inhérents aux réflexions prospective et rétrospective pour nous mettre sur la voie de comprendre la prédilection avec laquelle le récit recourt à la mise en abyme rétro-prospective. Charnière entre un déjà et un pas encore, celle-ci non seulement combine les vecteurs temporels et les fonctions des réflexions précédentes; comme le graphique (p. 290) peut en donner une idée, elle possède une économie propre qui repose tout entière sur l'extrapolation.

En quoi réside l'intérêt d'un tel diagramme? En ce qu'il visualise les DES d'un raisonnement analogique qui peut s'exprimer comme suit: BC: AB: CD: DE. Or ce raisonnement n'est-il pas celui qu'effectue d'instinct tout lecteur du segment CD? Connaissant déjà AD et ignorant encore DE, n'est-il pas conduit à postuler à partir de la réflexion indubitable de AB par BC, celle, probable, de DE (= x) par CD? A partir de là, l'emplacement de la mise en abyme rétro-prospective s'explique de lui-même : obligée de conserver la balance entre le déjà de la garantie et le pas encore de la spéculation, celle-ci est prédestinée à occuper dans le récit une position non seulement intermédiaire, mais médiane.

Cette cooptation de la prophétie par le rappel et de l'induction par la déduction est illustrée de façon exemplaire par Heinrich von Ofterdingen. Si nous relisons le superbe récit de la découverte, par Heinrich, du livre qui récapitule et préfigure sa vie entière, nous constatons en effet que le roman-miniature articule trois temps au travers de sa trame événementielle : le présent ou plutôt le passé immédiat (l'ermite et le mineur côtoyant le protagoniste dans la grotte où il se trouve actuel-lement); le passé (l'Orientale, ses parents, etc.); l'avenir, réalisé ou non par le livre inachevé (Heinrich vainqueur d'un concours couronné comme poète, Hein-rich conversant avec l'Empereur, s'embarquant pour l'Orient, rencontrant Mathilde, guerroyant pour une noble cause, séjournant en Orient, se trouvant en compagnie de Klingsohr). Or les événements formant ici une suite ininterrom-pue, le personnage (et, par-dessus son épaule, le lecteur avec lui) peut aisément en induire qu'un livre où son passé et son présent sont consignés avec une telle exactitude peut aussi bien prophétiser.

Le désir de briser l'unité métonymique du récit n'explique pas à lui seul que la mise en abyme se pousse ainsi en position centrale. Pour convenir à merveille à la mise en place d'un échangeur de temps, le centre n'est-il pas l'endroit où une vue d'ensemble peut opportunément satisfaire le besoin d'intelligibilité du lec-teur? Le lieu où le revirement sémantique devient désirable? Sous la juridiction du contexte qui la précède, la réflexion rétro-prospective peut faire retour sur lui, lui surajouter son sens et agir la suite du texte, désormais sous sa juridiction the-matique. Présupposée et présupposante, objet et sujet d'interprétation, elle trouve en ce site la plate-forme qu'elle recherche pour faire pivoter la lecture.

Relevons qu'en dehors de ce jeu de bascule, cette posture intermédiaire autorise aussi bien le centrage structurel du récit. « Toute œuvre d'art, écrivait Flaubert, doit avoir un point, un sommet, faire pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or rien de tout cela dans la vie. Mais l'Art n'est pas dans la Nature ! Remarque profonde, à partir de laquelle il devient possible de comprendre que tout en visant à se donner un « sommet », certains récits reculent devant l'aveu qu'une trop rigoureuse symétrie ferait de leur artificialité et se montrent enclins à déporter légèrement leur mise en abyme sur la gauche ou sur la droite, à la section d'or, voire au-delà quand ils entendent se donner une fin dramatique 15 — à moins qu'ils ne se résolvent à la morceler, à la soumettre à diverses occurrences, ou à lui en ajouter d'autres.

S'il n'est pas de notre dessein d'entrer dans le détail de cas interprétables à la lumière des remarques qui précèdent, il nous paraît opportun de signaler que la mise en abyme répétée sert généralement à pourvoir la fiction d'un leitmotiv et/ou d'un dramomètre et qu'au rebours de la mise en abyme unique qui coupe en deux et par là même conteste un récit unitaire, les réflexions multipliées ou divisées, dans un récit voué à l'éparpillement, représentent un facteur d'unification dans la mesure où leurs morceaux métaphoriquement aimantés se rassemblent et compensent au niveau thématique la dispersion métonymique. De manière très générale, on peut donc conclure que toute mise en abyme inverse le fonctionnement qui l'utilise 16 : réagissant aux dispositions prises par le contexte, elle assure au récit une espèce d'auto-réglage.

V. ALLIANCES PRÉFÉRENTIELLES ET RAPPORT AUX GENRES

Pour valables qu'elles soient, ces analyses demeureraient incomplètes si elles ne portaient enfin sur les supports thématiques des mises en abyme. Que celles-ci ne puissent fonctionner sans le concours d'une représentation figurée, auditive ou verbale, il serait exagéré de le soutenir. Mais qu'elles n'atteignent leur plein régime qu'en souscrivant à une collaboration de ce type, les divers exemples que nous avons produits en portent un suffisant témoignage : peinture, pièce de théâ-tre, morceau de musique, roman, conte, nouvelle, tout se passe comme si la réflexion, pour prendre son essor, devait pactiser avec une réalité homogène à ce qu'elle reflète : une œuvre d'art.

Cette complicité structurelle s'explique de plusieurs manières.

Ce qu'il y a lieu d'abord de mettre en évidence, c'est que l'œuvre d'art réflexive est une représentation - et une représentation douée d'un grand pouvoir de cohésion interne. En tant que figurative, elle est bienvenue dans la mesure où toute mise en abyme vise, par analogie, à référer l'une à l'autre deux séries d'événe-ments; en vertu de l'unité qu'elle constitue, elle est quasi indispensable parce que seule à permettre à une réflexion rétro-prospective de remplir son rôle de charnière avec une relative aisance.

Reportons-nous à la figure de la page 290. Nous l'avons commentée, on s'en souvient, en disant que le lecteur attribuait une aptitude réflexive au segment CD à condition que celui-ci se révèle indissociable du segment BC. Or comment être sûr que BC et CD s'appartiennent? Le moyen infaillible de les conjoindre, de rendre leurs limites moins floues et de faciliter leur découpage n'est-il pas de les articuler tous deux sur une œuvre insécable?

On ne saurait méconnaître pourtant qu'il est d'autres motifs à prescrire le choix de telles représentations. Par exemple, l'on ne tiendra pas pour négligeable que l'œuvre d'art apporte au récit sa richesse polysémique, qu'elle objectivise l'action réfléchie et, surtout, qu'elle relève d'une temporalité propre qui annule ou en tout cas neutralise le temps de l'histoire : alors que le temps du récit se dépense pour elle, elle tient en suspens le temps narré et s'épargne de la sorte le devoir de réfléchir sa réflexion, la réflexion de sa réflexion, et ainsi de suite indéfi-niment.

Mais une autre remarque s'impose qui ne porte pas moins loin. Elle concerne la possibilité pour une œuvre d'art de fonctionner comme un embrayeur générique. Si cette virtualité est presque toujours réalisée, c'est que le rapport entre le genre littéraire de l'œuvre enchâssante et le genre littéraire (ou artistique) de l'œuvre enchâssée se trouve conditionné par les dimensions de l'une et de l'autre œuvre et que de ce simple fait, il résulte que la forme romanesque - pour ne parler que d'elle — ne peut sauf exception contenir un roman que sous les espèces d'un résumé ou d'extraits. C'est dire qu'à moins d'accepter cette contrainte ou de s'en jouer en se référant soit à lui-même, soit à un double virtuel qui ne sera jamais donné à lire au lecteur ", le roman est nécessairement conduit à se mettre en abyme dans une œuvre non romanesque et à se donner par là une structure bi-généri-que.

Cruciale pour la compréhension de l'alliance préférentielle mise en abyme-œuvre d'art, cette intrusion presque fatale de l'autre dans le même paraît rendre compte du sort variable qui affecte le procédé dans l'histoire de la littérature. N'est-ce pas son incompatibilité avec le dogme de la « pureté » des genres qui explique sa mise au rebut par le Classicisme? Ce que nous voudrions cependant montrer par quelques exemples, c'est que ses relations à telle poétique historique ne sont pas toujours franches et que l'articulation d'un genre sur un autre peut s'opérer de diverses manières.

Relisons dans cette perspective les Wahlverwandtschaften de Gœthe. Conçu d'abord comme nouvelle dans l'entourage des Wanderjahre, l'ouvrage a peu à peu conquis son autonomie et s'est développé en roman. Bien qu'il porte encore par endroits l'empreinte de sa forme initiale, celle-ci n'est guère perceptible et ne 'empêche nullement d'être un modèle du genre. Or cette exemplarité, tout porte paradoxalement à la mettre au crédit de la nouvelle insérée « Die wunderlichen Nachbarskinder ». Nouvelle-type ainsi qu'en témoignent ses caractères géné-riques, son sous-titre (« Novelle ») et une déclaration de Gœthe lui-même 18 cette dernière n'est pas exemplaire sans dessein : antithèse thématique, mais aussi structurelle du récit qui l'englobe, elle l'affirme roman en s'affirmant nouvelle et lui permet dialectiquement de mériter lui aussi son sous-titre : Die Wahlver-wandtschaften, « Ein Roman ».

Il s'en faut pourtant que toute œuvre enclose agisse comme repoussoir géné-rique. Lorsque les ressemblances s'estompent et que disparaît le fond commun qui accuse les particularités, la mise en valeur par opposition cède la place à la concertation et à l'échange. Ainsi, il est manifeste qu'en liant en faisceau ces structures épiques ou épico-lyriques que sont la légende hagiographique, la légende familiale, le conte de fées populaire, le conte de fées littéraire à base réaliste, le récit mélodramatique et l'idylle, le Rêve de Zola ne cherche pas à faire ressortir par contraste le genre romanesque du récit-cadre; ce qui l'intéresse au premier chef, c'est d'orchestrer ces sous-genres 19 et d'en tirer un profit structurel en se modelant sur eux. Le bénéfice de l'opération, semble-t-il, passe même l'espérance puisqu'en réintroduisant par ce biais le merveilleux et le lyrisme proscrits par l'esthétique naturaliste, le roman se trans-forme de manière assez profonde pour éprouver le besoin de démentir les apparences et d'afficher son titre de « roman ».

Toutefois, cette manière de contrebande générique ne doit pas faire oublier que l'embrayage peut aussi bien s'effectuer en accord avec une poétique déterminée, lui prêter main forte et la dépasser en épousant sa visée.

Pour s'en tenir à la poétique naturaliste, on sait par exemple que son allergie au lyrisme n'est que la contrepartie d'une conception de l'épique que l'idéal d' « objectivité » et d' « impersonnalité » rapproche du « genre » dramatique 20 et — c'est là une autre leçon des Rougon-Macquart — tout se passe comme s'il était nécessaire que des œuvres théâtrales fussent intégrées au roman pour que ce rapprochement pût se thématiser et se produire de façon satisfaisante.

Considérons les deux représentations en abyme dans la Curée. Ce qui frappe dans l'épisode très élaboré de Phèdre, c'est que le lien de conjonction-disjonction qui unit Renée à son double est homologue au rapport qui prévaut entre le roman zolien et la tragédie racinienne. A peine s'est-elle en effet identifiée à Phèdre que la protagoniste entrevoit déjà la distance qui l'en sépare et qui distingue littérairement les deux aventures :

Phèdre était du sang de Pasiphaé, et elle se demandait de quel sang elle pouvait être, elle, l'incestueuse des temps nouveaux. (..) Aurait-elle la force de s'empoisonner un jour? Comme son crime était mesquin et honteux à côté de l'epopée antique 21!

En outre, pendant la représentation du « poème des Amours du beau Narcisse et de la nymphe Echo » que le roman présente comme une anti-Phèdre (ou plutôt comme une Phèdre revue et corrigée par une société où la tragédie, selon le mot de Marx, ne peut plus faire retour que sous la forme de la farce), Zola revient sur la licence (poétique) de cette œuvre-miroir et interroge cette fois encore — mais ici sur le mode de la dérision - son rapport à l'art « classique » :

— Vous allez voir, murmura M. Hupel de la Noue; j'ai poussé peut-être un peu loin la licence poétique; mais je crois que l'audace m'a réussi... La nymphe Echo, voyant que Vénus est sans puissance sur le beau Narcisse, le conduit chez Plutus, dieu des richesses et des métaux précieux. Apres la tentation de la chair, la tentation de l'or. — C'est classique, répondit le sec M. Toutin-Laroche, avec un sourire aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur le préfet 22.

On aura compris que dans les termes où elle se trouve posée par les deux représentations en abyme, la question du genre ne souffre qu'une réponse : écrire « une nouvelle Phèdre » à une époque où « la grande lyre a été brisée» et où des productions calquées sur la Belle Hélène donnent le change à la littérature n'est possible qu'à condition de ce pas céder aux facilités de la mode, de prendre conscience que le Naturalisme doit être au XIX siècle ce que le Classicisme a été au xvIIe 24 et d'infléchir l'exemple anachronique et irréalisable d'une tragédie assimilée à l' « épopée antique» dans le sens du seul genre conforme aux injonctions profondes des temps nouveaux 25: le roman, et plus précisément le roman dramatique que les deux œuvres mises en scène par la Curée sont justement destinées à rendre possible par contamination. Que la greffe ait pris ici encore au-delà de tout espérance, la preuve s'en trouve dans le fait que la « théâtralisation de l'épique» a mené tout droit... au Théâtre... naturaliste : Zola a tiré du roman un drame en cinq actes, Renée, qui a été joué en avril 1887 au théâtre du Vaudeville...

Il vaudrait la peine de se demander si la fortune que la mise en abyme a connue dans les années soixante s'explique par le souci du premier Nouveau Roman de se doter d'une structure bi- ou multigénérique. A cet égard, l'exemple de l'Emploi trouver une issue au labyrinthe qui l'oppresse, Revel achète un roman policier dont la lecture et la re-lecture lui donnent des points de repère toujours plus nom-breux. Mais à mesure que sa lucidité s'accroît, il comprend que ce guide n'exprime qu'imparfaitement son experience, qu'il contientlacuneseterreurset que le moment est venu, pour lui, de s'effacer devant un autre livre plus vrai et plus compréhensif qui, d'ailleurs, l'accomplira : le sien. L' « emploi du temps », dès lors, trouve sa pleine justification.

La leçon est claire et généralisable : « le Meurtre de Bleston » — et avec lui les œuvres d'art imaginaires — sont à Revel ce que la Recherche a été à Butor et ce que l'Emploi du temps doit être à son lecteur : l'occasion d'une prise de conscience appelée à s'approfondir et à se poursuivre en toute indépendance.

Or cette relève peut aisément se traduire en termes génériques. Pour nous en tenir au mouvement d'émancipation de l'Emploi du temps a l'égard du « Meurtre de Bleston » — mouvement d'émancipation préparé et motivé par l'enseignement du romancier vicaire Burton -, on observera qu'à l'instar de Revel, le roman commence par mimer le roman policier et reprendre à son compte toutes ses propriétés génériques. Ainsi, ce n'est pas un hasard si T. Todorov peut écrire dans sa « Typologie du roman policier » : « Il y a déjà eu plusieurs essais de préciser les règles de ce genre (...); mais la meilleure caractéristique globale nous semble celle qu'en donne Michel Butor dans son roman l'Emploi du temps. Georges Burton, auteur de nombreux romans policiers, explique au narrateur que « tout roman policier est bâti sur deux meurtres dont le premier, commis par l'assassin, n'est que l'occasion du second dans lequel il est la victime du meurtrier pur et impunissable, du détective », et que « le récit... superpose deux séries temporelles : les jours de l'enquête qui commencent au crime, et les jours du drame qui mènent à lui 26 ».

Ce récit qui tout à la fois respecte et prend à revers la chronologie, c'est celui même que nous propose l'Emploi du temps : « Ainsi moi-même », écrit Jacques pour qu'aucun doute ne subsiste, « c'est tout en continuant à raconter l'automnil que je suis parvenu à ce deuxième dimanche du mois de mai 27 ... ». Mais ce qu'il Y a lieu surtout de noter, c'est qu'au moment où Revel relate la théorie de Bur-ton, sa pratique l'a dépassée d'un degré puisque son propre récit, plus comprexe, comporte d'ores et déjà trois séries temporelles...

Remarquons d'ailleurs que ce ne sont pas là les seules manifestations du dépassement car s'il est vrai que le roman policier programme le roman en lui léguant sa double structure temporelle, le code avant tout herméneutique (question-réponse) qui en dérive ainsi qu'une thématique obligée, il est non moins incontestable que l'Emploi du temps prend des distances et des libertés de plus en plus grandes avec les lois génériques du livre qu'il comprend : à la rhétorique de l'interrogation qui régit ses premières parties succède un style de l'assertion; l'énigme policière n'est qu'à demi résolue; le retour à l'ordre est différé; l'amour joue un certain rôle dans l'histoire; le criminel ne fait qu'un avec le détective; le cas individuel revêt une portée générale (allégorisation du mythe d'(Edipe), l'actualisation d'une fable bien connue du lecteur empêche le roman d'être finalisé par l'imprévu de la découverte; — et ce sont les mystères « secondaires » — autrement dit la suspicion généralisée et la révélation progressive d'un monde autre qu'il ne se donnait à voir — qui, finalement, relèguent dans l'ombre l'énigme « principale ».

Une telle insistance à virer le roman policier au roman ne serait pas de mise, on le devine, si la transgression ne ressortissait à la logique même de l'entreprise littéraire. N'est-ce pas elle, en dernière instance, qui distingue la littérature de l'infra- ou de la paralittérature? Comme l'a fortement marqué T. Todorov, le chef-d'œuvre de la littérature de masse est celui qui coincide avec son genre et se propose comme pur stéréotype au consommateur; tout à l'opposé, le grand livre transforme « l'horizon d'attente» du lecteur et, par son avènement, « établit l'existence de deux genres, la réalité de deux normes : celle du genre qu'il trans-gresse, qui dominait la littérature précédente, et celle du genre qu'il crée ». C'est dire qu'envisagées sous cet éclairage, les raisons pour lesquelles l'Emploi du temps a préféré mettre en abyme un roman policier plutôt que tout autre texte s'expliquent d'elles-mêmes : dès lors qu'il entendait thématiser la littérature comme dépassement, le choix d'un genre statique et parfaitement codifé s'imposait dans la mesure où il ferait saillir avec une force d'autant plus grande l'essence subversive et inauguratrice de l'œuvre artistique.

Nul besoin par conséquent de prolonger ces analyses ni d'envisager le problème similaire de la transposition d'un art dans un autre pour se convaincre que la mise en abyme, pour la poétique, est une structure privilégiée : de par les rapports qu'elle noue avec l'intertextualité d'une part et la théorie des genres d'autre part, elle apparaît au cœur de ce champ transtextuel que G. Genette, avec quelques autres, s'applique méthodiquement à défricher.


  1. Cf. Claude Simon (colloque de Cerisy dirigé par Jean Ricardou), Paris, Union générale d'